Visite chez Singer Vehicle Design.
Je me trouve ainsi dans la grande banlieue nord-est de Los Angeles, dans une zone industrielle qui n’est remarquable que par sa banalité. A l’adresse indiquée, il y a certes des voitures dans la cour, mais pas une seule Porsche en vue, encore moins une enseigne. Après deux vérifications du numéro griffonné sur un post-it, je m’aventure autour du bâtiment et trouve à la mauvaise entrée une personne qui m’indique une porte de l’autre côté du complexe. La porte s’entrouvre en grinçant et j’aperçois un homme en short et t-shirt, un iPhone vissé à l’oreille qui me fait signe d’entrer. Venice Beach est pourtant loin mais c’est la première pensée qui me traverse l’esprit en voyant le personnage.
Singer ne doit pas son nom à l’héritier d’une vénérable famille ayant fait fortune dans le commerce des machines à coudre éponymes. Plus prosaïquement, le nom (chanteur en anglais ou en allemand) reflète la trajectoire de Rob Dickinson, citoyen britannique, musicien et chanteur de rock, et pas du tout accessoirement, designer automobile et passionné de Porsche 911. D’un court passage chez Lotus, la trajectoire de Rob Dickinson l’amène à Los Angeles en 2003. Il entreprend alors de restaurer une Porsche 911 avec l’ambition d’en faire l’ultime interprétation de la 911 originelle, celle de la fin des années soixante. La source d’inspiration est la 911R de 1967, une série limitée à une petite vingtaine d’exemplaires, qui s’illustra notamment au 84 (sic) heures du Nürburgring cette même année. Les œillets métalliques dans les sièges ainsi que l’orifice de remplissage apparent sur le capot avant en sont un héritage direct.
Rob utilise donc sa 911 jaune restaurée comme daily driver à Hollywood, et la voiture ne manque pas d’attirer l’attention d’amateurs. Las de répondre à des producteurs, réalisateurs ou avocats que, non, sa voiture n’est pas à vendre, l’idée germe de faire de cette recette de restauration une entreprise. Ce travail débouchera sur la présentation au concours d’élégance de Pebble Beach 2009 de la deuxième voiture restaurée, de couleur orange. Rob revient de Monterey avec deux commandes.
La recette développée est simple sur le principe, et raffinée dans le détail. Le client livre à Singer une Porsche 964 dans un état quelconque. Il spécifie la configuration exacte de la restauration – le terme de métamorphose est plus approprié – en choisissant dans une palette qui compte pas moins de 40 options couvrant le moteur, la transmission, les trains roulants et la finition cosmétique de la voiture.
Pourquoi se concentrer sur la 964 et ne pas avoir considéré la 993, la dernière Porsche à refroidissement à air avant l’introduction du refroidissement liquide sur la 996 ? La réponse est à chercher dans la conception du train arrière, moins optimale aux dires de l’anglais. Rob peut assister le client dans la recherche d’une 964 donneuse, mais les raisons sont multiples pour choisir une voiture qui provient du pays de destination. La disponibilité des papiers ne peut que faciliter les formalités de douane et d’immatriculation. Il ne reste plus au client qu’à s’acquitter d’une avance en rapport avec le budget de restauration et de s’armer de patience, le processus complet prenant 7 mois.
Pour le non spécialiste, Porsche a produit la 964 de 1989 à 1994. Elle fut l’avant dernier modèle à refroidissement à air de la marque. Hors versions spéciales et Turbo, la 964 fut produite avec un 6 cylindres à plat de 3.6L (type M64) développant 250 chevaux et 310 Nm, et accouplé à une boîte manuelle à 5 rapports (type G50/10). La 964 n’est pas rare, elle fut produite à plus de 62’000 exemplaires.
A la réception d’une 964 à restaurer, l’équipe de Singer démonte tout d’abord la caisse à nu, puis l’envoie en carrosserie pour un reconditionnement complet et le montage d’ailes en carbone. La caisse revient assemblée avec ses panneaux spécifiques et peinte. Les quatre voitures présentes reflètent donc quatre étapes de la restauration : la caisse nue (voiture beige), la caisse reconstruite (voiture bleue), l’assemblage (voiture gris métallisé) et la voiture terminée (voiture gris foncé).
Au retour de carrosserie, la voiture passe par un long processus de réassemblage soigneux des ingrédients de la recette Singer. La Porsche 964 ainsi revue prend une apparence hybride. Les lignes et les détails de finitions nous ramènent à la fin des années soixante, mais les optiques lenticulaires Hella donnent un regard résolument moderne. Sous le capot moteur, le collecteur d’admission de la 996 GT3, sublimement fini et au logo plaqué or, coiffe comme une couronne le flat 6 à air de la 964 réalésé à 3.8L et revu en profondeur par la filiale américaine de Cosworth à Torrance, rien de moins.
Partant d’un vilebrequin de 996 GT3, contre toute attente compatible avec le bloc de la 964, tout l’équipage mobile est spécifique, optimisé pour la performance et la fiabilité. Selon les normes d’émissions auxquelles il doit souscrire, il développe 270 chevaux au plus sévère et 360 chevaux dans des géographies un peu plus tolérantes. Singer a été jusqu’à développer une version de 420 chevaux, mais en plus d’être nettement moins exploitable en configuration routière, le prix du moteur en devenait complètement prohibitif, même dans le contexte du budget plutôt coquet d’une telle transformation.
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Avec un couple maxi de 380 Nm, on pourrait s’attendre à une enveloppe de performance un peu désuète, mais ce serait compter sans la sérieuse cure d’amaigrissement que subit la 964. Selon les configurations, le poids total tombe à 2300 livres (1043 kg), soit un rapport poids puissance de 2.90 kg/ch, l’équivalent d’une Ferrari 599. Sous des apparences mignonnes (le beau sexe en raffole, parait-il), les performances sont sans doute plus qu’attrayantes. Pour la boîte de vitesses, Singer s’est d’abord tournée vers l’unité à 6 rapports de la 993, avant de revenir à une boîte 5 rapports de 964 dont l’agrément est plus en phase avec l’esprit de la voiture.
Après une longue discussion avec Rob sur la trajectoire et le fonctionnement de Singer, je retourne dans l’atelier. Carte blanche m’est donnée pour les photos, à l’exception d’un élément d’échappement encore en développement. La qualité des pièces alignées sur les étagères est affolante. Les plus précieuses sont soigneusement emballées dans des cartons, à l’image de ces combinés Ohlins, spécialement calibrés pour cette configuration, dont la beauté n’a d’égal que le prix. La réalisation des sièges Recaro est superbe, toute comme celle des accessoires extérieurs.
Plus loin dans l’atelier, numéro 6 m’attend pour un tête-à-tête. Les proportions sont inhabituelles, mêlant, à l’image d’une sprinteuse de 400m, un gabarit gracile à des galbes beaucoup plus musculeux autour des ailes. Les jantes de 17 pouces, fabriquées spécifiquement et chaussées et 225/45 à l’avant et 265/40 à l’arrière, sonnent juste dans cet ensemble. La taille est joufflue en regard des standards contemporains, mais la gomme – des Michelin Pilot Sport – moderne.
A l’intérieur, le choix des matériaux, des moquettes bouclées au cuir tressé, ensorcèle le regard. Tout parait à la fois authentiquement d’époque et rigoureusement neuf. Ce grand écart temporel est déconcertant, d’autant plus qu’il s’accompagne par endroit de pièces nobles, délicieusement anachroniques. Sous le capot moteur, le 3.8L apparait comme un joyau dans un écrin matelassé.
Sous le capot avant, la cellule de carburant est elle-aussi habillée d’une couverture cousue en losanges, dégageant un passage pour l’orifice de remplissage. La tête des combinés ressort-amortisseurs, la barre anti-rapprochement, rien n’est techniquement vulgaire, tout est simple, simplement beau. Numéro sept me donne l’opportunité d’admirer les trains roulant, notamment la jambe de force Mc Pherson emprunté à la 964 RS de 1992.
La mise au point a été réalisée avec l’aide d’Ohlins USA, et les conseils précieux de deux amateurs invétérés de 911, Richard Meaden et Chris Harris, notamment lors d’une séance d’essai sur le circuit d’Infineon aux portes du comté de Sonoma, ainsi que sur les revêtements dégradés de la péninsule de la baie de San Francisco. Les réglages sont ciblés sur une utilisation routière, le propos n’est pas de régler la voiture pour une utilisation sur piste.
Cette Porsche 964 reconstruite par Singer est douloureusement belle. Le genre de beauté dont on ne parvient pas à détourner le regard. Une beauté profonde, plurielle, qu’on redécouvre à neuf alors que l’œil glisse sur les gables, s’arrête puis repart vers un autre trait, un autre détail. Une beauté intimidante également. D’une ancienne elle a le côté fragile et honnête, au point où j’ose à peine ouvrir et fermer les portes, et n’ose manipuler seul les capots. Plus que la valeur de la voiture, c’est l’ampleur du travail de l’équipe de Singer qui parait inestimable, irremplaçable.
La définition des pièces qui composent la recette de cette restauration représente la moitié du génie de Singer. L’autre moitié est à chercher dans l’approche artisanale – au sens noble du terme – de leur réalisation. Une fabrication à l’unité, nécessitant de gérer pas moins de 132 fournisseurs, tous situés dans un rayon de 70 km autour de Los Angeles. Cet écosystème spécialisé dans les réalisations de très haute qualité en très petite série est lié à la présence des grands studios de design automobile californiens. Les tarifs sont en rapport: compter au minimum 350’000$, et jusqu’à 450’000$ si le client ne parvient à refreiner sa gourmandise, en sus de la fourniture de la voiture à transformer. Qu’achète un tel budget ? De la haute couture.
Quelle est la clientèle de Singer ? Des amateurs fortunés, naturellement, le budget n’est pas à la portée de toutes les bourses. Amateurs de Porsche 911 ensuite, forcément. Certains clients utilisent leur voiture 365 jours par an, comme daily driver, sous des climats pas forcément hospitaliers. A l’autre extrême, une des voitures trône dans une collection et ne roule jamais. Le seul point commun est une passion aux confins du rationnel pour la 911, ou plutôt pour une certaine conception de la 911, mêlée d’une certaine nostalgie. Ils sont nord-américains, mais aussi européens, asiatiques ou moyen orientaux. Depuis 2009, Singer n’a livré que 5 voitures. La sixième, photographiée ici dans sa livrée gris foncé sur intérieur bordeaux, prendra le chemin de l’Indonésie. La septième, de couleur argent métallisé, rejoindra son acquéreur à Taiwan. La huitième, bleue, est destinée à Dubaï. Les exemplaires neuf et dix sont en construction. La onzième attend sagement son tour sur un chariot à roulettes, probablement plus patiemment qu’un propriétaire qui ne peut qu’être impatient.
La démarche n’est pas à confondre avec une restauration au sens classique du terme. Singer fait large usage d’une licence poétique dans sa quête de l’essence d’une 911 classique, en partant d’une base de vingt ans plus jeune et faisant un usage décomplexé des ressources à disposition. L’authenticité n’est pas à chercher dans la lettre de la réalisation, mais dans son esprit. Restored, reimagined, reborn. Ces trois mots imprimés sur la carte de visite de Rob Dickinson résument à la perfection ce somptueux hommage à une icône automobile.
Nos sincères remerciements à Rob Dickinson et l’équipe de Singer Vehicle Design pour leur disponibilité.
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