Oui j'ai entendu ça en live hier soir.
Consternant.
Le texte de Bertrand Kiffer me paraît assez juste par contre.
Réalités souterraines
La vérité est que nous avons été mauvais. Après la première vague, nous nous pavanions. Elle avait été bien gérée, nous étions parmi les meilleurs, nous pouvions bomber le torse. Et voilà que, avec la deuxième vague, le tableau se retourne et la fierté se transforme en humiliation. La Suisse romande, pire endroit d’Europe et presque du monde, la Suisse entière guère mieux. Pourquoi ? Où se situe la faute qui nous tache de rouge vif sur les cartes géographiques et nous fait apparaître comme les contaminateurs des régions adjacentes ? Pour quelle raison avons-nous été pires que les autres ? Le milieu politico-médiatique s’agite, ces jours, à ce propos, mais donne des réponses confuses, tellement les paramètres sont nombreux et les causes enchevêtrées.
L’essentiel, cependant, semble s’être joué au moment du déconfinement. D’un coup - trop vite, certainement - l’ambiance fut au relâchement, le message officiel, celui de la Confédération en tout cas, devint évanescent. Il aurait fallu rester concentrés sur les gestes barrières, le traçage et le confinement. Et motiver les gens, utiliser des relais d’opinion, s’impliquer auprès des jeunes. Mais loin de rester investies, d’innover dans la collecte des données et la communication, les autorités fédérales ont abandonné tout leadership. Il faut dire que la décrue des cas était impressionnante et que ne s’entendaient plus guère que les voix « rassuristes » et la petite musique des économistes : « il ne faut pas sacrifier l’économie à la santé », autrement dit : l’économie n’a pas de marge, elle ne se reconfigurera pas et ne supportera pas un nouveau confinement. C’est à la santé, aux hôpitaux, aux soignants et aux malades de s’adapter. Plus largement, un peu partout - dans la population, au Parlement, ou encore du côté des médias - la volonté était de « tourner la page », de « passer à autre chose ».
Lorsque, début juillet, les cas ont commencé d’augmenter, la réaction est restée timide, inadaptée au feu pandémique qui lançait ses premières flammes. La courbe exponentielle repartait, une vague se préparait de la manière décrite par les modélisations. En quelques semaines d’une désarmante et absurde nonchalance sanitaire, les sacrifices consentis lors de la première vague ont été dilapidés. La Suisse avait perdu sa superbe. Il a fallu recommencer. Les choses commencent tout juste à aller mieux. Quel gaspillage !
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Reste une autre question : pourquoi le coronagraben, c’est-à-dire trois à quatre fois plus de cas et des hôpitaux bien davantage saturés chez les Romands ? Cela aussi, nous l’ignorons. Culture, chez nous, plus conviviale, plus tactile ? Alémaniques plus observants, plus respectueux des consignes ?
Peut-être. Mais ces raisonnements classiques restent bien gentillets, passant à côté de l’essentiel : des idéologies beaucoup plus sauvages influencent les sociétés. Dans les souterrains sociétaux progressent des réalités parallèles.
Ainsi, en même temps que se constituait un réservoir caché de virus, durant l’été, surtout chez les jeunes, donc sans visibilité clinique ou hospitalière, un autre réservoir se remplissait, celui du ras-le-bol populaire, celui des dénis et des ressentiments, où l’on trouve l’entier du spectre de la distanciation du réel, avec ses stars, ses « faits alternatifs » et ses complots. Ce réservoir de croyances qui se disent scientifiques et d’imaginaires rassurants s’est rempli à partir des réseaux sociaux, puis a prospéré à l’intérieur de poches d’opinions semi-hermétiques. Poches d’opinions dont les émergences sont devenues, au fil des mois, de plus en plus visibles dans la société concrète, sous forme de manifestations, révoltes, ou de coups de com aussi inconsistants sur le fond que professionnels dans la forme. Impossible désormais de nier l’importance de ce monde « infodémique », pour parler comme l’OMS, mais plus profondément encore « parallèle », porté par une prétention toute trumpienne de se substituer au réel.
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Est-ce la fin des Lumières ? Peut-être. La fin d’une forme de délibération, en tout cas, entraînée par ce qu’il y a de plus inquiétant dans les réseaux sociaux, mais aussi par leur côté positif, donnant la parole à chacun, en une force nouvelle, à laquelle nos démocraties ne sont pas préparées. Avec l’information digitalisée et portée par internet, et surtout les réseaux sociaux, apparaît un nouvel espace public. Mais ses règles ne sont pas encore claires. Non pas qu’il ouvre une ère de post-vérité, comme si la vérité avait constitué le statut des siècles précédents. Nous vivons depuis longtemps dans un système médiatique peu transparent et qui, lui aussi, cache des intérêts et souvent travestit la vérité. Mais il est mieux contrôlé, plus diversifié et davantage régulé démocratiquement. Internet introduit des règles radicalement autres. Fini les journalistes : les contenus sont dans les mains des individus. N’importe quelle opinion ou information, intéressante ou dangereuse, juste ou fausse, peut être diffusée à une partie de l’humanité. Il n’est ni souhaitable ni même possible de revenir en arrière. Mais le nœud du problème de l’époque, c’est le mélange, l’alliance, de ce nouveau médium, où chaque individu est roi d’un royaume de likes et de followers, et d’une crise de confiance généralisée, qui d’ailleurs préexistait à la pandémie. Les gens ont perdu confiance dans toutes les formes d’autorité, qu’il s’agisse de celle des gouvernements, des élites intellectuelles, des experts, et au-delà d’eux, de la science elle-même. Il faut avouer qu’on leur a beaucoup menti, aux gens, dans les dernières décennies d’euphorie. On – les autorités et les sachants – a mélangé la science (incontestable) et les intérêts technologiques (qui doivent être discutés). On leur a dit avec un air supérieur, qu’il fallait qu’ils obéissent, qu’ils s’adaptent au monde, aux changements, jusqu’à leurs aspects déshumanisants, on a prétendu que la montée des inégalités n’existait pas ou était provisoire. Et les gens, à mesure que s’est faite une certaine transparence (en partie grâce à internet), ont ressenti un mélange de souffrance, de désarroi et de révolte. Ce qu’il s’agit de rétablir, avant même d’empoigner la question du numérique, c’est la confiance comme fondement de la société et des rapports au réel. Les pays qui ont le moins de morts et connaissent les plus faibles récessions sont ceux où la confiance dans les gouvernants est élevée. Nous ne sommes pas parmi les meilleurs.
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Sur le complotisme, cette hydre issue des réseaux et de la défiance collective, le discours rationnel se casse les dents. Pour employer l’image classique, le complotisme est un mille-feuilles argumentatif, où se mêlent inextricablement le vrai et le faux, le non-prouvé et le mal compris, le délirant et le contradictoire. Dans le désormais célèbre fake-docu Hold-Up, le Covid, pendant les premières minutes, est une maladie bénigne à la gravité créée par l’industrie, alors qu’à la fin il devient l’instrument d’un complot visant à contrôler les populations pour les anéantir et les remplacer par des robots. Ridicule, absurde ? Oui, mais la force du film est d’offrir - même sous forme de pacotille - un récit, une compréhension.
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Fact-checker le complotisme est nécessaire. Mais nous devons répondre à un autre niveau, celui de la nécessité de trouver des raisons d’être ensemble, de vivre en démocratie. Le rôle de la politique, de la culture et au-delà de la pensée, c’est d’ouvrir le futur, de le sortir d’un modèle fataliste, économique surtout, sans récit, dénué de sens, à bout de souffle, qui détruit l’environnement en même temps qu’il nous étouffe dans les affres du Covid.
Bertrand Kiefer – Revue Médicale Suisse